Les cahiers du silence
C'est un été sans hommes, sans bêtes, sans ors ni feux; un été sans couleurs ni reflets. Une cinquième saison. Il n'y a de Ciel ou de terre pour perdre oiseaux et insectes mais la végétation qui croît, solitaire et obstinée, puisqu'elle n'a d'autre choix. Dans cet été de plomb, elle s'élance à perte de regard, comblant l'horizon; elle grandit sans personne, seule docile à la main du vent. L'on ne passe pas, l'on ne passe plus, quand bien même l'on aurait voulu franchir sa barrière. Tout croît dans le nombre aussi bien que dans le détail et les chemins de l'infiniment petit qui se découvrent dans ce monde si étranger au nôtre s'avèrent impénétrables.
Tantôt l'on dirait des algues qui tracent au fond de la mer dans les gifles du remous d'étranges chevelures pour appeler le plongeur à descendre plus profond, tantôt les lignes d'un cahier à l'alphabet révulsé, partition livrée à elle-même.
Mais cette solitude n'est qu'apparence car, comme les visages se distinguent dans la foule, le regard s'attache bientôt à détailler le crépitement du lin, l'écheveau du blé, les lames du maïs ou la dentelle de l'avoine, interprètes d'un opéra végétal où le marronnier se prend pour un nénuphar, où la fougère parodie le photogramme.
C'est le carnet d'un promeneur soucieux de ne rien déranger, conscient d'un bonheur qu'il veut partager sans rien dérober car assuré d'une promesse de cycles, d'un rendez-vous sans fin avec une nature qu'il espère chaque année.
Que lui a-t-il pris soudain, Jacky Lecouturier, lui qui voici vingt-cinq ans a quitté la banlieue de Charleroi pour s'installer en Condroz et traquer les traces du labeur de l'homme sur les murs et les pierres, les cicatrices de l'outil sur les seuils et les maisons, de photographier à présent ce que jamais l'on ne domestique, ce qui toujours se rebelle? Sans doute montrer la nature seule sans montrer l'homme c'est encore et toujours nous parler de lui, nous dire que nous vivons ensemble, invités étonnés d'un univers où nous passons à peine. Mais plus que de morale et de philosophie, c'est de bonheur que Jacky Lecouturier nous parle dans ses photographies, car tel qu'il le voit et nous le tend, ce monde rassure. Quand tant de photographes montrent la misère, disent crimes et guerres, il faut toujours quelques sages pour nous rappeler que malgré tout cela, malgré les étourneaux et la grêle, l'avoine et le lin seront encore au rendez-vous dans des campagnes où il fera bon marcher, en comptant les étés comme des derniers jours de vacances.
Moi qui n'ai jamais marché à ses côtés, qui le connais après tout si peu, je l'imagine aux heures du couchant, dans les sentiers où lève la poussière. Il passe en silence, sans laisser d'empreintes, sans peser sur ce monde qu'il offre à notre regard. Pour peu s'excuserait-il d'être là, de jeter l'ombre sur la haie au point que l'on s'étonne d'une silhouette sur le champ, comme une bien modeste signature.
Lorsque j'étais enfant, quand tout paraissait ensoleillé, parfois l'après-midi nous quittions la petite école par l'arrière de la cour; après la rue c'étaient déjà les champs et la campagne s'ouvrait pour la petite troupe escortée de l'instituteur qui avait pour l'occasion quitté son cache-poussière et relevé ses manches. Chacun d'entre nous serrait une gourde et un petit canif. Nous étions chargés de quelque mission, récolte de baies, de feuilles ou d'insectes que nous étions conviés à observer. Il y avait des ruisseaux, des jets d'oiseaux dans les haies, au loin la rumeur d'une ferme; il y avait des grilles rouillées, le souvenir de quelques drames, tout ce qu'en classe l'on venait oublier.
Au lendemain, chacun reportait dans un grand cahier le fruit de ses recherches. Je m'en souviens à présent, il s'appelait cahier de vie et il me tarde de le retrouver, depuis que Jacky Lecouturier m'a montré ses photographies.
Xavier Canonne