Jacky Lecouturier ou la fureur de vivre tranquille
“Car tout le monde aime les fleurs parce qu’elles sont belles, et moi je suis différent.
Et tout le monde aime les arbres parce qu’ils sont verts et donnent de l’ombre, mais pas moi.
J’aime les fleurs parce qu’elles sont des fleurs, directement.
J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres, sans ma pensée.”Alberto Caeiro
L’image est presque banale. Un champ comme mille autres, où un arbre s’est planté. Pourquoi diable le photographe s’est-il attardé sur cet arbre-là, au bord de ce champci? Boubat évoquait souvent comme métaphore pour la photographie, cet art ancien japonais: un homme se promène sur une plage de galets et en ramasse un au hasard. Il y a des milliers de pierres toutes semblables, mais une fois dans sa main, le galet devient un peu de lui-même, il peut l’offrir. En photographiant un arbre anodin, Jacky Lecouturier ne recherche pas une esthétique particulière, une lumière remarquable ou un instant décisif; il nous invite à entrer en contact avec “son” arbre, simplement parce que c’est un arbre comme les autres. Il en sera de même pour un anonyme nuage, un bout de terre fraîchement labouré, un poteau de béton planté dans le bas-côté. Nous sommes invités au contact élémentaire et sans fioriture avec la nature tel que l’éprouverait un gardeur de troupeaux de Fernando Pessoa. Ce contact épuré avec la Terre, avec la matière végétale et minérale, ponctue de manière constante l’ensemble de son travail photographique.
Même dénuement sans artifice dans les portraits, souvent les proches, les intimes et les amis. Le but n’est pas de faire une photographie de l’être aimé mais juste de retenir l’amour pour l’autre dans sa forme la plus essentielle, la plus directe.
Ce faux détachement cache un engagement sans compromis pour l’extraordinaire de l’ordinaire, comme si le banal détenait l’essence du Grand Tout. Le sens de la vie. Jacky se pose en militant du bonheur simple, dans une rigueur et une discipline libératrices d’une fureur de vivre tranquille.
En ce début de troisième millénaire, l’homme moderne n’avance plus que l’oreille collée au portable, la paume sur le palm, l’oeil guettant, anxieux, le prochain e-mail. Maboul de Google, il twiste sur Twitter, aime ses amis sur Facebook, tout en skypant en direct son sourire le plus avenant. Dans ce monde hyperactif où l’image règne en maître absolu, où une anonyme caméra de surveillance automatique peut maintenant faire la ‘‘Une’’ d’un magazine, le lecteur photo peut-il encore s’attarder sur une image sans zapper, sans prendre ses claques d’un coup de clic si l’attraction visuelle n’est pas assez forte et immédiate? Qui prend encore son temps pour regarder des photos?
Certains photographes, ’’pour temps’’, préfèrent toutefois choisir le chemin de traverse pour construire une oeuvre intime, réaliser des images qui refusent de se donner au premier venu, des photographies qui demandent plusieurs lectures pour être appréciées. ’’Il y a ces photos claires qui sont sorties immédiatement et des photos plus secrètes, qui ont besoin de temps pour émerger… La confirmation d’une bonne photo, c’est le temps’’, confirme Josef Koudelka. Les photos de Jacky Lecouturier font partie de ces images-là.
Après quelques lectures, une chorégraphie discrète comme une petite musique de fond se révèle, venant tranquillement perturber l’univers de dénuement photographique de Jacky. Comme lorsqu’une vraie fausse note volontaire tombe de la partition de piano de Thelonious Monk, un monde joyeusement bizarre, doucement inquiétant vient peu à peu envahir la scène. La vierge mouchetée n’est pas vraiment de conception immaculée et les mises en bière des défunts se font à l’Orval. L’humour cache à peine quelques sérieuses angoisses où la mort s’invite, venant exprimer combien fragile est notre quotidien, combien furtif est le bonheur, comme dans l’image de ces bougies d’heureux anniversaire, déjà allongées et éteintes, une fois la fête terminée. Le petit garçon sur l’épaule de son père dort-il paisiblement ou cache-t-il une tristesse de l’enfance? Le petit oiseau est mort de froid cette nuit, Jacky l’immortalise dans son linceul de neige, pour ne pas oublier d’aimer tout à l’heure plus fort encore la compagne de tous les jours, l’enfant qui grandit trop vite, l’ami qui viendra partager le repas du soir.
Sous des ciels souvent chargés, alors que le vent se lève brusquement, faisant onduler les épis d’un pelage canin, la campagne, qui habille la plupart des images, est aussi intense et discrète que le photographe. Entière, passionnée et sans compromis, elle non plus ne prend pas de détour dans ses rapports avec l’homme. Cette terre, c’est le Condroz. C’était en 1968. Un beau jour de mai, le jeune Lecouturier fait son baluchon et quitte sa banlieue industrielle de Charleroi pour parcourir le Monde. Quelques kilomètres plus loin, il fait halte dans les vallons du Condroz. Intrigué par leur mystérieuse beauté, il décide de s’y attarder. Plus de quarante ans après il y est toujours, pris comme un héros de Homère dans une interminable Odyssée, un voyage dans une région magique où au détour d’un bosquet, dans le virage d’une route sinueuse, à tout moment, une porte secrète peut s’ouvrir sur un monde fantastique et parallèle. Dans l’édifice Jacky, le Condroz de cocagne est pierre angulaire, poutre de soutènement de son univers intime.
Un train file plein Est, à petite vitesse, à travers la plaine glacée. De sa fenêtre, le photographe attrape, à intervalle régulier, le hasard du paysage en mouvement. Le ton des images est paisible, comme sur les photographies que l’on pourrait prendre quotidiennement, à la maison, de la fenêtre du salon.
Souvent le voyage évoque l’invitation à l’errance, ou le goût de l’aventure, ou encore la promesse d’une découverte de soi. Parfois, aussi, un état de non-retour. Chez Jacky, le voyage n’est qu’une parenthèse, jamais d’aller simple dans le billet. À peine arrivé à destination, déjà et toujours, le Condroz le rappelle comme une amante exigeante et impatiente.
Au bout du voyage en train il n’y a rien de toute façon: un beau paysage serein tout de neige, une brume qui se lève sur la vallée à contempler. On posera bien une fesse, le temps de laisser le regard méditer vers un horizon bleu marin. Mais si demain une tempête survient, ou si la Terre tremble, quand le Tsunami viendra pour nous emporter nous serons déjà rentrés au pays. Nous aurons retrouvé ce quotidien doucement surréaliste, ces gens un peu fous que l’on aime, l’architecture des maisons aux lignes semblant sortir d’un film de Jacques Tati. Et avec la minutie d’un jardinier attentif, Jacky Lecouturier continuera de prendre soin du bonheur éphémère…
“Car la Vie est un bien perdu quand on ne l’a pas vécue comme on l’aurait voulu” – Mihai Eminescu.
Philippe Dollo, Prague, mars 2010